La France, la Turquie et le génocide arménien

La France, la Turquie et le génocide arménien

L’Assemblée nationale française examine aujourd’hui la proposition de loi de la députée UMP Valérie Boyer, qui vise à pénaliser la négation du génocide arménien de 1915 d’une peine de prison et d’une amende de 45.000 €.

La Turquie est en colère et menace de nombreuses sanctions contre la France si la loi est adoptée. Le Premier ministre Erdogan annoncera une première batterie de mesures sitôt le texte adopté par l’Assemblée. Des sanctions politiques et diplomatiques sont à prévoir (rappels d’ambassadeurs, gel de coopération sur le dossier syrien…. ainsi que des mesures économiques (exclusion des marchés publics, campagne de boycot), voire culturelles (coopération linguistique et éducative). Les conséquences, a prévenu Ankara risquent d’être sérieuses pour les relations franco turques.
Ce débat très passionnel doit pourtant être examiné sous plusieurs aspects.Et la baisse du chiffre d’affaires de Total ou de Carrefour en Turquie n’est sans doute pas le plus important dans cette histoire.
Pourquoi cette loi maintenant? Pour la Turquie, cela ne fait aucun doute, c’est une mesure électoraliste décidée par l’Elysée pour s’attirer les votes de la communauté franco arménienne, environ 500.000 citoyens français sont des descendants de rescapés du génocide de 1915. “Avant chaque élection le sujet revient sur le tapis”, relève Volkan Bozkir, diplomate et président de la commission des Affaires étrangères de l’assemblée nationale turque (TBMM).
Dans la course à la présidentielle, le principal adversaire de Nicolas Sarkozy est François Hollande, ex premier secrétaire du PS, qui avait développé, à l’époque, des liens forts avec la Fédération révolutionnaire arménienne Dachnak, le parti qui structure et encadre la plupart des associations de la diaspora arménienne. Hollande est très sensible à la question, son attaché parlementaire, Jules Boyadjian, est d’origine arménienne. Et depuis 10 ans, il a toujours soutenu la reconnaissance du génocide et la pénalisation des propos négationnistes.
Un long processus législatif. Jacques Chirac a ratifié en 2001 une loi votée par les deux assemblées, reconnaissant le génocide arménien de 1915. Gauche et droite le soutenaient. Une loi “mémorielle” qui avait le mérite de n’accuser personne, ni de sanctionner qui que ce soit. La France reconnaissait déjà un autre génocide, la Shoah, et pénalise depuis 1990 la négation de ces crimes. La Loi Gayssot avait aussi ses opposants à l’époque. Le débat sur les lois mémorielles (loi Gayssot, loi Taubira, etc) est un débat juridique de fond, Mais personne dans la classe politique, peu d’historiens et de juristes, ne songent aujourd’hui à abroger la loi Gayssot. Ni à faire de Robert Faurrisson un parangon de la liberté d’expression.La loi française reconnait donc deux génocides. L’un est protégé par la loi contre les propos négationnistes. L’autre non. Cette anomalie a placé les citoyens français d’origine arménienne face à un vide, une absence de protection de la part de l’Etat. D’où cette loi.
Une première tentative avait vu le jour en 2006. Adopté à l’Assemblée, le texte avait ensuite été enterré au Sénat. Malgré les promesses effectuées pendant sa campagne en 2007, Nicolas Sarkozy avait fait volte face et aussitôt élu, décidé de ne plus soutenir la loi. Jean-David Lévitte, le conseiller diplomatique, était venu à Ankara dès l’automne 2007 pour rassurer la Turquie et assurer que le texte serait noyé. Ce qui fut fait. Le Sénat rejeta la proposition en mai 2011. La tentative de Valérie Boyer, soutenue par quelques dizaines de députés issus de circonscriptions à forte communauté arménienne, est donc la deuxième.
Que dit le texte? Le texte de la loi sanctionne la contestation “outrancière” des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité (portant transposition du droit communautaire sur la lutte contre le racisme et réprimant la contestation de l’existence du génocide arménien), et constitue une adaptation dans le droit français d’une loi cadre européenne de 2008 contre les propos racistes, xénophobes ou antisémites. Une astuce juridique car bien entendu le texte vise explicitement la Turquie et le génocide arménien. D’abord, cette loi est le fruit d’un avocat de Marseille, d’origine arménienne, Philippe Krikorian, dont les travaux ont été repris par Valérie Boyer. Les débats préliminaires à l’Assemblée laissent eux aussi peu de doutes sur le but de cette loi: réprimer le négationnisme turc. Le député Noel Mamère, plutôt favorable à cette sanction, estime que le texte aurait été plus fort s’il avait clairement protégé la mémoire des victimes de tous les génocides, y compris du génocide rwandais.
Une atteinte à la liberté d’expression? Pour les officiels turcs, cette loi serait une atteinte insupportable à la liberté d’expression. Ankara n’a pourtant jamais protesté contre la loi Gayssot, ni même contre les tentatives de certains députés français de voter une loi sur “les aspects positifs de la colonisation”. La liberté d’expression est sérieusement malmenée en Turquie où près de 40 journalistes ont encore été arrêtés mardi, mais c’est un autre sujet…  Le dernier poncif en vogue: rappeler une phrase attribuée à Voltaire: « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire » qui comme le rappelle Rue 89 n’a jamais été prononcé par Voltaire mais est devenu l’argument préféré de gens comme Eric Zemmour, Dieudonné ou Robert Ménard…
La négation du génocide de 1915 relève-t-elle de la liberté d’expression? La contestation systématique des crimes commis par les dirigeants du Comité Union et Progrès en 1915 ne peut pas être qualifiée d'”opinion”, ni de “pensée”, comme on l’entend souvent. Elle est assimilée en droit européen à un propos haineux.
La recherche historique. De nombreuses critiques raisonnables du texte de loi estiment que les historiens et la recherche académique doivent être exclus de ces dispositions. La loi ne doit pas entraver le travail de mémoire et la confrontation de points de vue scientifiques. L’association Liberté pour l’Histoire, dirigée par Pierre Nora, s’est prononcée à plusieurs reprises contre la loi. Selon un poncif régulièrement entendu sur le sujet: “il faut laisser l’histoire aux historiens”.  Dans ce cas pourquoi ne pas éliminer de la constitution française toute référence à la révolution française qui, elle non plus, n’a peut être jamais existé? N’est ce pas là aussi légiférer sur l’histoire?
Le déni du génocide de 1915. C’est une réalité, l’Etat turc finance et soutient la propagande d’associations et de sites Internet, entre autres en France, pour contrer les associations arméniennes et promouvoir le déni du génocide de 1915. Des organisations ultranationalistes diffusent des messages tels que “Nous sommes fiers de notre histoire” (photo), “Ce sont les Arméniens qui ont commis un génocide contre les Turcs”… Jeudi, à Ankara, devant l’ambassade de France, le Comité Talat Pacha (du nom de l’architecte du génocide de 1915, ministre de l’Intérieur du CUP), a brandi des banderoles: “Il n’ y a pas eu de génocide. Nous avons défendu la patrie”. Peut-on imaginer que la France laisserait défiler à Paris, au nom de la liberté d’expression ou de la non intervention sur des questions historiques,  un Comité Adolphe Hitler composé de néo nazis allemands, expliquant que la Shoah était un moyen de défendre la patrie allemande en danger?
Le débat en Turquie. Là où le bât blesse, c’est que cette loi dont la dimension électoraliste est indéniable, est aussi contre productive. Si le but est de pousser la Turquie à reconnaître le génocide, l’objectif risque de ne jamais être atteint. “Depuis quelques années, le débat sur la mémoire s’est ouvert, estime Cengiz Aktar et la France n’y comprend rien”. Depuis 2010, des commémorations publiques du 24 avril 1915 sont organisées à Istanbul. Le monde artistique et universitaire se sont emparés de ces questions. Des historiens turcs travaillent librement sur les archives qui s’ouvrent un peu plus chaque année, et chaque mois de nouvelles publications et articles viennent compléter les connaissances sur le génocide. “Cette introspection est la seule dynamique fondamentale qui finira par remettre en cause la lobotomisation orchestrée par l’Etat turc depuis 1915”.
Là aussi la Turquie connaît une évolution notable. Les intellectuels turcs sont pour la plupart opposés à une loi qui pénaliserait la négation. Mais pas tous. Baskin Oran, dans Radikal2, a proposé des arguments courageux : la loi est mauvaise pour la France et sa tradition de liberté. Mais bonne pour la Turquie. “On ne vit pas ainsi avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Sans même parler de ces montagnes d’argent versées chaque année aux agences de lobbying, dépenses qui, à moyen terme ne sont pas supportables, la Turquie ne peut tout simplement pas continuer à se faire ainsi humilier en courant, la langue pendante, après tous ces projets de loi”. (…) L’impunité liée aux crimes de 1915 nous livre à toute une série de calamités comme l’Etat profond, la question kurde et la question chypriote qui nous ravagent aujourd’hui à grands coups de marteau-piqueur. Et si on ne s’en remettait qu’à nous, il est malheureux de constater que nous n’avons aucune volonté de nous débarrasser par nous-mêmes de la souillure laissée par les meurtriers de l’Organisation spéciale”.
Plus courageux encore, le communiqué publié par l’Association turque des Droits de l’Homme (IHD), soutenant la proposition de loi française. Le problème pour cette organisation n’est pas la législation française mais le déni d’Etat en Turquie. “Les Arméniens de France font constamment face au déni outrageux de manifestants dans les rues de la part d’activistes turcs, c’est une violence illégitime contre les petits enfants des victimes du génocide”, estime Ayse Günaysu.
Cette crispation autour des questions de mémoire met la Turquie sur la défensive. Et met en avant la frange la plus inflexible de la société turque (et de la diaspora turque de France) aux dynamiques pourtant plus complexes. Les délégations envoyées à Paris pour faire du lobbying contre la loi comprenaient des dizaines d’hommes d’affaires, occupés à défendre leurs intérêts économiques, pas la santé mentale de la Turquie. Et un groupe de députés, comprenait des membres de trois des quatre partis représentés au parlement (le parti kurde BDP qui reconnaît le génocide arménien n’en faisait pas partie). Parmi lesquels figurait Yusuf Halaçoglu, membre du parti d’extrême droite (MHP) ex directeur de l’institut turc d’Histoire, un organe étatique chargé de la rédaction de l’histoire officielle de la république… M. Halaçoglu diffuse depuis 20 ans des thèses scientifiques aussi remarquables que « les Kurdes n’existent pas, ce sont des Turkmènes ». Pour lui, si génocide il y a eu, il a été commis par les Arméniens contre les Turcs.
Du côté de la diaspora arménienne de France, aussi, le texte suscite des critiques. « Esperons qu’ils entrevoient que leur cause doit être entendue en Turquie au lieu de s’enfermer dans des débats mémorio-mémoriels car après cette loi, ils sont capable de se mettre en ordre de bataille pour rétablir la peine de mort en France pour les négationnistes », estime un Français d’origine arménienne. Le débat sur la mémoire du génocide arménien de 1915 est un débat interne à la Turquie, ce que beaucoup peinent à comprendre. Ni un débat « entre la Turquie et l’Arménie » comme le voudraient les Turcs. L’Arménie en 1915 n’existait pas et les Arméniens massacrés étaient des citoyens ottomans. Leurs descendants de la diaspora sont rarement citoyens arméniens. Ni une leçon d’histoire donnée par la France. Car sur ce plan, les Turcs ont raison de pointer certaines contradictions françaises.

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