Les interventions impérialistes dans la région provoquent une dangereuse résurgence des nationalismes

Pétros Papakonstantinou, Réseau International (France)
La remise en cause du traité de Lausanne
et du satu quo dans la Mer Egée par Tayyip Erdogan a provoqué une
inquiétude légitime parmi le peuple grec. Sans le moindre motif, au
cours d’un discours prononcé lors du 27è congrès des maires de Turquie à
Ankara le 29 septembre, il a entrepris de déconstruire le récit
national kémaliste, en soutenant que Lausanne ne constituait pas une
victoire de la Turquie, mais une défaite, parce que le traité avait cédé
« leurs » îles de la Mer Égée à la Grèce. Le chef de l’opposition
politique Kemal Kılıçdaroğlu, est venu renforcer
les inquiétudes grecques. Il a certes déploré les attaques sacrilèges
de Erdogan contre les pères fondateurs du kémalisme, Atatürk et Inönü,
qui ont conclu le traité de Lausanne mais il n’a pas échappé à la
tentation de la « relance » nationaliste en accusant les gouvernements
de l’AKP d’avoir, eux, cédé à la Grèce seize « îles » (des îlots
rocheux) de la Mer Égée.

Le discours incendiaire d'Erdogan
Le discours incendiaire de Erdogan
Dans ce contexte, la Turquie, tant dans
sa version islamiste que dans sa version kémaliste, apparaît comme une
puissance volcanique, revanchiste qui remet en cause les traités
internationaux et les frontières au détriment de la Grèce, avec en plus
la tolérance des grandes puissances occidentales, qui se taisent comme
les USA ou qui font le choix d’une neutralité bienveillante envers
Ankara comme l’Allemagne. Il est légitime de se demander si la Turquie
de Erdogan, dans une fuite en avant pour échapper à la double crise qui
s’abat sur elle (une profonde déstabilisation de l’État consécutive à la
tentative de coup d’État du 15 juillet et la question kurde) passe à un
moment ou à un autre des paroles aux actes en prenant l’initiative
d’une modification du statu quo dans la Mer Égée. Se pose la question de
savoir si nous avons affaire à un risque réel, immédiat, ou si
l’explosion surprise de Erdogan sert principalement des considérations
politiques intérieures. Question qui ne peut trouver de réponse si on
néglige les changements spectaculaires déclenchés le 15 juillet, qui
traversent l’ensemble de la société turque, depuis les couches
populaires jusqu’aux élites dirigeantes.
De ce point de vue, un article paru
vendredi dans le Yeni Safak est révélateur. Il s’agit d’un organe
d’expression du noyau dur de l’AKP, totalement dévoué à Erdogan, avec
lequel il a des liens étroits depuis l’époque où l’actuel président
était maire d’Istanbul. Le texte est signé d’Ibrahim Karagül, l’un des
piliers de la rédaction, qui s’est chargé d’expliquer la prise de
position de Erdogan à propos du traité de Lausanne en écrivant ce que le
président turc sous-entend souvent mais que pour des raisons
compréhensibles il ne peut pas expliciter.
L’auteur de l’article (comme sans doute
Erdogan dans son discours controversé) ne se préoccupe que très peu de
l’actuelle Grèce et de ses îles. Il cible … les USaméricains, les
grandes puissances occidentales en général et leurs créatures (réelles
ou imaginaires) à l’intérieur de la Turquie ‑en vrac les putschistes,
Gülen, les Kurdes et, implicitement, les kémalistes.
Le canevas de l’article est le suivant :
sous Tayyip Erdogan, la Turquie a relevé la tête et est devenue une
puissance régionale indépendante, en cessant d’être un simple appendice
de l’Occident, comme cela avait été le cas pendant les 80 années de
suprématie du kémalisme. Cela ne plait pas aux USaméricains, qui ont
entrepris de saper le gouvernement (le 15 juillet était leur œuvre) et
d’amputer le pays, en utilisant les Kurdes. Si les auteurs du coup
d’État avaient réussi, la Turquie aurait été entrainée dans un deuxième
traité de Sèvres, en perdant ses régions kurdes. Rassemblée autour
d’Erdogan, elle livre aujourd’hui un nouveau combat national, une
deuxième « guerre d’indépendance ». Dans cette lutte, qui est une
question de vie ou de mort, les prétendus alliés occidentaux sont les
pires ennemis de la Turquie.

Signature du Traité de Lausanne
Signature du Traité de Lausanne
Ce récit, qui semble refléter fidèlement
non seulement les dispositions d’esprit de Erdogan mais celles de très
larges secteurs de la société turque, témoigne moins de la confiance en
soi d’une puissance hégémonique que du sentiment d’insécurité d’une
forteresse assiégée. Le 15 juillet a constitué un traumatisme, parce
que, quelle qu’ait été son issue, il a montré que la menace d’un
renversement est tangible, immédiate, avec le spectre d’un deuxième coup
d’État « réussi » cette fois-ci, à même de hanter le sommeil des
gouvernants. La plaie ouverte du problème kurde devient de plus en plus
menaçante et l’opération « bouclier de l’Euphrate », même si elle a
évité la création d’une entité kurde de facto en Syrie,
n’apporte pas, et ne peut pas apporter de solution définitive. La
cohésion de l’appareil d’ETA, et singulièrement celle de l’armée, s’est
dangereusement rompue avec les purges radicales, ce qui, du reste,
rendrait complètement hasardeux quelque engagement militaire que ce soit
de la Turquie contre un État constitué, du moins à court terme.
En bref, l’échec du coup d’État risque
de laisser derrière lui un Etat en situation d’échec. Cette réalité fait
perdre la tête au système Erdogan, qui se précipite dans une fuite en
avant, dans une « purge » radicale de tous ceux qui sont accusés, à
juste titre ou non, de jouer le rôle d’une cinquième colonne des ennemis
de la Turquie. Il faut voir aussi sous cet angle l’attaque d’Erdogan
contre les kémalistes, sous le prétexte des accords de Lausanne. Cela ne
signifie pas bien sûr que la Grèce peut prendre à la légère la prise de
position du président turc. Indépendamment des considérations de
politique intérieure, dont le poids était déterminant, Erdogan savait
très bien qu’il ouvrirait le sac d’Éole dans ses relations avec la Grèce
lorsqu’il a dit ce qu’il a dit.
Quelles conclusions la Grèce doit-elle
donc tirer de cet événement inquiétant, et comment doit-elle y
répondre ? La première conclusion essentielle est que les interventions
impérialistes déstabilisent toute notre région et créent un climat de
recrudescence de tendances nationalistes et revanchardes dangereuses,
étant donné que tous les « acteurs » régionaux, grands et petits, voient
comment ils peuvent tirer profit de la situation au détriment de leurs
adversaires. La Grèce, sous peine de grands désastres et de dangers
énormes, doit rester éloignée d’un tel aventurisme, et prendre
l’initiative d’actions pour mettre fin à la guerre, en particulier en
Syrie, avec retrait de toutes les puissances et  bases militaires
étrangères de l’ensemble de la région.
Malheureusement, Panos Kammenos (ministre de la défense NdT),
qui propose aux USaméricains de nouvelles bases militaires en Mer Egée,
ainsi que d’autres acteurs influents du gouvernement SYRIZA-ANEL,
semblent suivre l’idée que la Grèce pourrait exploiter les troubles dans
les relations entre Ankara et Washington pour devenir elle-même à la
place de la Turquie la principale tête de pont de l’OTAN dans la région.
Une telle ligne, mélange de nationalisme turcophage et de servilité
envers les USA, exaspère les dirigeants turcs, expose la Grèce aux yeux
du peuple turc et conduit mathématiquement à des aventures hasardeuses,
voire à des tragédies nationales. La défense des traités internationaux
et des frontières existantes, le désengagement par rapport aux plans
impérialistes et une politique de paix active avec la Turquie et
d’amitié avec ses peuples (Turcs, Kurdes, etc.) est la seule ligne qui
peut protéger la souveraineté et l’intégrité nationale, en coupant
l’herbe sous le pied des cercles nationalistes revanchistes d’Ankara.
NdT
Le traité de Sèvres,
signé en 1920 par les Alliés, vainqueurs de la Première Guerre
Mondiale, et le sultan Mehmed VI organise le dépeçage de l’Empire
Ottoman.
Le traité de Lausanne,
signé en 1923 par le gouvernement d’Atatürk, après une guerre
victorieuse menée sur des fronts multiples et des massacres massifs
parmi les populations arménienne et grecque, fixe les frontières de
l’actuelle Turquie. Il entérine et prévoit des déplacements massifs de
populations (Grecs, Arméniens) et met fin au projet de création d’un
Kurdistan.
gal_14586
NdE (Tlaxcala)
 
Dans ses « Mémoires », İsmet İnönü second Président de la République
turque, écrit : « Nous avons fondé un État en partant d’un ‘homme
malade’. Le traité de Lausanne constitue l’acte politique fondateur du
nouvel État turc. Cet État-nation contemporain est pleinement
indépendant et jouit entièrement de ses droits. Le traité de Lausanne
ratifie et consacre cette réalité. Qu’a-t-il coûté en temps ? Alors que
tous les pays se sont battus durant 4 ans lors de la Grande Guerre
mondiale, les Turcs ont guerroyé 4 ans de plus, soit 8 ans face aux
ennemis qui avaient envahi les 4 coins du pays. Les combattants turcs
ont sauvé leur pays l’arme à la main et ont fait accepter ce traité. »
Pour avoir un bon résumé de la vision kémaliste des traités, lire Lausanne et désinformations, par Gökmen Lulu, 1/10/2016