Michel J. Cuny
Pour bien situer le rôle que la Grèce s’est vu attribuer par la France et par l’Allemagne dans le cadre de son adhésion à l’Union Européenne et à la zone euro, il est possible de revenir sur une citation que j’avais déjà précédemment extraite de l’ouvrage, incontournable en la matière, d’Olivier Delorme, La Grèce et les Balkans :
« Pour la seule année 2005, les exportations grecques en Turquie bondissent de 35 % et, après les Balkans, la Turquie devient un second eldorado pour les investisseurs grecs (banques, informatique, industrie pharmaceutique, loterie, agro-alimentaire), tandis que les joint-ventures [entreprises mixtes] se multiplient. » (III, pages 2047-2048)


Pouvons-nous prendre la mesure du premier eldorado, à partir des écrits du même auteur ? Il nous l’a dit : il s’agit des Balkans, c’est-à-dire de ce qui est résulté de l’implosion de l’URSS… et, plus particulièrement, du dépeçage de la Yougoslavie.

Prenons l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) dont Olivier Delorme nous dit, après avoir évoqué sa situation au début de la dernière décennie du XXème siècle :
« […] dans les années qui suivent, la Grèce devient le troisième partenaire commercial de l’ARYM et le premier investisseur dans le pays ». (page 1872)
Pour mieux comprendre le sens profond de cette évolution, il est recommandé de recourir à l’analyse, fournie il y a quarante ans par Nicos Poulantzas, du stade impérialiste du mode de production capitaliste (MPC) :
« Ce stade, qui accentue la tendance à la baisse des taux de profit, est caractérisé par la prééminence, dans l’extension à l’extérieur du MPC, de l’exportation des capitaux sur la simple exportation des marchandises. » (Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, 1974, page 39)
Ce qui ne doit surtout pas nous induire en erreur : l’aspect financier ne doit en aucun cas faire perdre de vue la prise sur l’économie réelle, c’est-à-dire sur la matérialité des échanges et sur la réalité même du système de production. C’est ce que Nicos Poulantzas précise aussitôt à propos de la prééminence de l’exportation des capitaux :
« On sait que cette catégorie est décisive, et constitue le fondement même de la conception léniniste de l’impérialisme : mais, en fait, cela ne signifie pas du tout que la tendance vers l’exportation des marchandises et l’élargissement du marché mondial « fléchisse » au stade impérialiste, bien au contraire ; cela signifie que l’exportation des capitaux est la tendance essentielle et déterminante de l’impérialisme. » (page 39)
Dominant en Macédoine, l’impérialisme grec est pris, en Serbie, dans la masse des investisseurs européens, loin derrière les États-Unis et la Russie. Voici ce qu’en dit Olivier Delorme :
« Si l’industrie manufacturière souffre d’une faible qualité et compétitivité, le géant américain US Steel a pris le contrôle d’une partie de la métallurgie (l’acier représente environ 15 % des exportations serbes) et, à partir du début des années 2000, des capitaux autrichiens, grecs, allemands ou norvégiens se sont investis dans le tertiaire, les transports et les télécommunications. » (page 1972)
Mais la Serbie n’a pas complètement rompu avec son passé puisque, selon Olivier Delorme :
« En 2007, le russe Gazprom l’emporte […] sur l’autrichien OMV et le hongrois MOL lors de la privatisation de la Naftna industrija srbije (Industrie pétrolière serbe, NIS), tandis qu’un autre russe, Lukoil, acquiert des positions importantes dans l’énergie et la chimie. » (page 1973)
Si la Grèce ne peut ici apparaître que comme toute petite, c’est que les enjeux géostratégiques la dépassent complètement. Ce qui ressort, de façon criante, de la suite du propos d’Olivier Delorme qui analyse la place prise par les investissements russes en face de ceux du duo austro-hongrois :
« Or, ces investissements sont à replacer dans une perspective plus large. OMV [Autriche] et MOL [Hongrie] sont en effet actionnaires – avec des sociétés turque, bulgare, roumaine et allemande – du projet du gazoduc Nabucco qui doit relier l’Iran et l’Azerbaïdjan à l’Autriche et à l’Allemagne, à travers la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie – un projet qui vise à réduire la dépendance des Européens par rapport au gaz russe et dont le tracé laisse la Serbie à l’écart. » (page 1973)
Voilà pour le côté pro-occidental…
Prenons maintenant le côté russe :
« En revanche, Gazprom et l’italien ENI sont les maîtres d’œuvre du projet South Stream qui permettra au gaz russe d’éviter le transit par l’Ukraine. Grâce à une section sous-marine en mer Noire, le gaz arrivera dans le port bulgare de Varna, d’où il sera acheminé par la Grèce vers l’Italie du Sud, et par la Serbie vers l’Italie du Nord, l’Autriche et l’Allemagne. » (page 1973)
Et voilà que nous avons retrouvé la Grèce de ce côté-ci de l’échiquier géopolitique…
Mais suivons-la maintenant en Macédoine, au-delà de cette période où nous l’avions vue triomphante. Que nous dit Olivier Delorme de la situation de ce dernier pays ? Ceci :
« L’environnement géostratégique et les troubles intérieurs ayant découragé les investisseurs étrangers, il faut attendre 2004 pour que la croissance s’affirme (entre 4 % et 6 % jusqu’en 2008). Mais elle ne profite guère qu’à cette mince élite urbaine et subit depuis 2009 le contrecoup de la crise financière américaine puis de la récession dans laquelle s’enfonce la Grèce, son premier partenaire commercial et le premier investisseur dans le pays. » (pages 2016-2017)
Autrement dit : la part d’impérialisme laissée à la Grèce est, momentanément, devenue lettre morte. Or, le renflouement des banques de ce pays, c’est aussi le remède à cette soudaine faiblesse qui, à se prolonger, remettrait en question le rôle que l’Europe compte bien faire assumer, par cette même Grèce capitaliste, pour les prochaines décennies, et dans un cadre qui inclut des enjeux géostratégiques considérables…
Le sort du peuple grec, c’est une tout autre affaire.
Michel J. Cuny